Jack London, Rencontre avec Martin E.

ME ImageC’était un simple carré d’herbe à l’ombre des remparts, par un bel après-midi, où je contemplais la vie qui lentement mais sûrement reprenait ses droits laissés vacants quelques mois plus tôt.

Et c’est comme cela que je le vis venir. Dans un complet mille fois mis au clou, mille et une fois récupéré.Il me regarda avec un sourire qui mangeait son visage anguleux et passa ses mains caleuses et fatiguées de sel dans ses cheveux hirsutes. La rencontre devait se faire comme ça, simplement, sans rien attendre. Quinze ans au moins que nous devions nous voir tous les deux. Passer ce grand moment ensemble. Parce que j’étais convaincu qu’il serait grand, j’ai préféré laisser le hasard choisir. Pour que les grandes passions naissent c’est toujours un peu le hasard qui tient les ficelles de toute façon.

Comme cela, une main qui se tend vers ma bibliothèque. Je pensais presque alors « ah nous deux, vieille canaille ». Parce qu’il y a plus d’un âne qui s’appelle Martin, Eden il n’y a que toi. Toi & ton histoire toute simple qui tiendrait presque en deux lignes mais que ton géniteur a su porter sur l’une des plus hautes marches du podium de la littérature nord-américaine. Une histoire de presque rien où tu me racontes être tombé fou amoureux de Ruth. Mais que pour la conquérir, elle, la nymphe éthérée de la haute bourgeoisie californienne, celle que tu idéalisas si vite, tu allais tenter l’impossible, toi le cul terreux des bas-fonds de San Francisco. Gagner l’amour de ta vie en te hissant à la force de ton travail et de ton courage, au plus près des exigences intellectuelles et langagières de ce cénacle des happy few de la Bay. Affamé d’amour, aveuglé par lui, c’est à corps perdu et sans compter ta misère, que tu ingurgitais un nombre invraisemblable de littérature tous genres confondus (ce qui te permit de définir assez précisément le « feel good book « d’ailleurs). Tu avais vécu ce que beaucoup n’avaient fait que lire finalement.

Et convaincu que tu l’étais que la beauté, la culture intellectuelle et l’amour, feraient de toi un homme accompli aux yeux du monde. Naïf, toi l’amant fou d’amour, tu te berçais d’illusions, et voulant des rêves de gloire impossible, tu fis le projet insensé autant que génial de devenir un grand écrivain. Ce qui dans tes desseins achèverait de convaincre ta belle et par la même occasion ta belle famille. Ton amour de l’écriture fut sans limites, jamais tu n’abandonnas, jamais tu ne sombras dans la facilité ou le confort, toujours tu combattis les idées reçues, les préjugés, les critiques et les coups bas de ces gens qui voulurent que tu te trouves « une situation respectable ». Ecrire de la beauté pour la conquérir fut ton seul projet dont jamais tu ne devais dévier.

Pour le reste de notre discussion, cela reste entre nous comme tu le sais, toi l’antépénultième victime du rêve américain, un rêve aussi fantoche en 1910 que de nos jours. Une illusion perdue créé de toute pièce par l’esprit conquérant de ce peuple de pionniers, et qui ne vit encore que dans l’esprit des habitants de ce paradis perdu autant que fantoche ou d’apparat.

A la fin de ton récit,

Toi que la lumière de la vie a tant blessé, tant aveuglé de son éclat et de ses espoirs,

Toi la comète qui fila si vite anéantie par la bêtise et l’étroitesse d’esprit de la classe supérieure,

Toi la victime du déterminisme social qui venait à peine de naître dans l’esprit d’un certain Emile D.,

Toi avec tes airs de grand gavroche en Technicolor et tes rêves grands comme le ciel dans un monde trop petit, noyé dans d’abyssales autant que cruelles désillusions,

Tu te levais alors, me sourit, un peu maladroitement, et tu repris ta route, toi le marin qui sillonna mille océans, sur des semelles de vent que n’auraient pas reniées Arthur R. Et je souris à l’idée de vous voir marcher tous les deux, sur la voûte céleste certains soirs d’été,

Et l’on entend encore parfois, le cri silencieux du grand noyé.

Martin Eden de Jack London, 1909, (1921 pour la version française), disponible en poche chez Folio ou chez Libretto, 

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